81

En la cave bien éclairée par plusieurs flambeaux, Loup de Nissac eut grande difficulté à reconnaître la créature enchaînée, nue, hirsute, qui évoquait une bête sauvage.

Repoussant de saleté et dégageant forte puanteur, le marquis Jehan d’Almaric, le visage défiguré par une longue balafre, accueillit le nouvel arrivant avec un pâle sourire :

— Vous m’avez connu plus fringant, comte de Nissac !

Galand le fit taire d’un coup de pied à la poitrine et le marquis toussa longuement.

— Depuis combien de temps le détenez-vous ici ? demanda Nissac au policier.

— Quelque temps déjà… En été, par grande chaleur, les portefaix travaillent poitrine nue. Un de mes hommes remarqua les avant-bras rayés de curieuses cicatrices de celui-ci et se souvint d’un de mes avis à le rechercher. Le reste fut fort aisé.

— Mais pourquoi m’en faire confidence si tardivement ?

Jérôme de Galand haussa les épaules.

— La Fronde n’existe plus. Les Condéens fuient l’armée royale comme les Pompéens finirent par se sauver devant César, généraux et centurions en tête. Le roi sera là demain, dans deux jours ou dans une semaine. Aujourd’hui, nous pouvons nous lancer aux trousses de l’Écorcheur, je sais qui il est et plus grand monde ne le protège. Hier encore, il n’en était point ainsi.

Le comte de Nissac jeta un regard au prisonnier que les chaînes trop courtes obligeaient à demeurer à genoux.

— Jérôme, faites-le détacher. Qu’on lui donne chemise et haut-de-chausses, je ne parle pas à un homme qu’on avilit de la sorte, fût-il la plus indigne des créatures.

Le policier hésita puis donna ses ordres. Nissac l’entraîna à l’écart pour demander :

— Il a avoué si rapidement ?

— Certes non. Il a résisté aux violences et n’a accepté de parler qu’en échange de ma parole qu’il retrouverait la liberté et sans doute quelques cassettes d’or mises de côté pour fuir.

Nissac se crispa :

— Vous avez donné votre parole ?

— Je l’ai fait.

— Vous allez donc la tenir ?

— Rien n’est moins certain.

Bien qu’il fût peu de choses au monde, et moins d’êtres encore, qui eussent pu effrayer le policier, il baissa cependant les yeux devant le regard du comte de Nissac où, pour la première fois, il vit grande colère contenue à son endroit :

— Monsieur de Galand, nous ignorons tout de ce que seront les règles du monde nouveau auquel nous travaillons vous et moi et que nous ne verrons pas de notre vivant. Mais, dans celui-ci, le roi vous a fait baron et sachez qu’il est des usages avec lesquels on ne saurait badiner sans déchoir de son rang. Ainsi de l’honneur et de la parole donnée, lorsqu’on est gentilhomme, fût-ce à une canaille. Me suis-je bien fait comprendre, baron de Galand ?

— Cet homme sera libéré, vous avez ma parole ! concéda Galand d’une voix morne.

— Alors allons lui parler ! répondit Nissac.

Le comte écarta d’un geste dédaigneux les remerciements du marquis en disant :

— Au fait, monsieur !

D’Almaric hésita, comme si le nom de son ancien maître ne pouvait franchir ses lèvres.

Il préféra commencer loin en le temps :

— Il hait les femmes, et sa mère surtout, car s’il était né l’aîné, sa vie eût été tout autre. Ainsi se vengeait-il… Mais ce n’est point tout. Il a toujours trahi, avant même que d’écorcher les femmes. C’est en apparence un homme d’esprit mais il est faible, lâche et la trahison coule dans ses veines, même s’il porte un des plus grands noms du royaume. Il complota en 1626 avec Henri de Talleyrand-Périgord comte de Chalais mais c’est celui-ci qui fut exécuté par un bourreau si maladroit qu’il dut donner quinze coups de hache avant d’achever le comte et la foule en eut le cœur levé de dégoût. En 1632, il complota de nouveau, avec Henri de Montmorency. Ils soulevèrent le Midi, mais seul Montmorency mourut sous la hache… En 1636, il complota avec le comte de Soissons, et l’abandonna au dernier moment. En 1641, il complota encore, cette fois avec Cinq-Mars, mais seul le marquis fut décapité.

Nissac avait déjà compris et, bien que très surpris, il n’interrompit point d’Almaric qui continua :

— Vous, Galand, qui êtes policier fort habile, n’avez point été très avisé. Vous auriez dû savoir sa passion des sciences occultes qui n’est point un secret en cette ville. Or l’Écorcheur s’adonnait au satanisme, souvenez-vous du soufre de madame de Montjouvent. Vous auriez dû rapprocher les deux choses, qui sont d’évidence.

— Eh bien je ne l’ai point fait ! répondit le chef de la police d’un ton pincé.

— Poursuivez ! ordonna Nissac.

Le marquis d’Almaric reprit :

— Que vous dire ?… Je pensais, au début, qu’il voulait foutre jolie et jeune paysanne en maison tranquille, et ne m’en alarmai point. Mais l’homme est intelligent et avait tout prévu. Je ne connaissais point le couple affreux qui préparait les femmes, et eux-mêmes ignoraient tout des deux officiers du régiment de l’Écorcheur, qui ne savaient point même que j’existais, comprenez-vous ?… Tout était ainsi conçu que chacun avait travaillé en sa solitude pour le grand œuvre du maître que lui seul savait en son ensemble.

— Et l’or vous aida, peu ensuite, à oublier vos scrupules ? répliqua Jérôme de Galand d’un ton acide.

— Je titubais en cette vie de fou comme personne marchant la nuit au bord d’un toit, les yeux ouverts, mais qu’on dit endormie. Je pataugeais dans le sang et l’or. Je voyais violer, tuer, écorcher… J’étais aux côtés d’un Prince du Sang, un des puissants du royaume et je croyais, non, je savais que, même démasqué, il serait impuni.

— Tel n’est point mon avis ! répondit Jérôme de Galand en échangeant un regard avec le comte de Nissac.

Mais celui-ci semblait plus réservé.

Le baron de Galand et les Foulards Rouges se présentèrent au Palais du Luxembourg. Le policier était accompagné de cinquante de ses archers et de soixante cuirassiers d’élite envoyés par le roi en toute urgence et discrétion pour soutenir l’action du général de police.

Les quelques hommes du régiment de Valois qui gardaient le Palais furent rapidement bousculés et bientôt, Galand et Nissac firent face à Monsieur.

Galand exposa sèchement ses motifs, à quoi le duc d’Orléans répondit :

— Sortez !

Le général de police aurait aimé gagner du temps car il savait qu’en l’instant même les faussaires et experts, qui se trouvaient à son service et qui étaient entrés derrière archers et cuirassiers, fouillaient l’endroit en cachette.

Mais il se sentait défaillir.

Monsieur, fils d’Henri IV, frère de Louis XIII, oncle de Louis XIV, c’était bien trop pour lui.

C’est alors que Nissac sauva la situation, portant la main à l’épée :

— Sortir ?… Essayez donc de me faire sortir, Monsieur… l’assassin.

Gaston d’Orléans l’observa, surpris par ce beau chapeau à plumes rouges et blanches.

— Qui êtes-vous, vous qui serez pendu demain ?

— Loup de Pomonne, comte de Nissac, lieutenant-général d’artillerie en l’armée royale, chef des Foulards Rouges et, je l’espère, votre tourmenteur.

Le duc recula, frottant ses doigts comme une mouche ses pattes, puis murmura :

— Je suis malade…

Mais ses mots restant sans effet sur les visages durs des hommes qui lui faisaient face, il se reprit :

— Le roi mon neveu ne fera rien contre moi. Il ne le peut !

Les cambrioleurs et faussaires passèrent devant les fenêtres. La cachette enfantine de l’Écorcheur n’avait point trompé longtemps des gens pour lesquels le vol est une science qu’ils connaissent parfaitement. Ils tenaient nombreuses têtes nageant dans le liquide de bocaux, des statuettes étranges, un masque d’argent et autres objets de la chapelle secrète du duc qui pâlit en disant :

— Vous n’obtiendrez rien.

Nissac se précipita dehors et arrêta un instant les faussaires.

Pendant ce temps, Galand regardait cet homme sans le bien comprendre : né avant Louis XIII, son frère, il eût été roi et ne pouvait pardonner cela à sa mère, ni à toutes les femmes.

Le comte de Nissac revint avec la statuette représentant Mathilde. Devinant son ami Galand trop impressionné pour parler, il se substitua à lui :

— Gaston d’Orléans, vous crèverez seul. Et vous crèverez en pensant que moi, comte de Nissac, j’ai le bonheur de caresser chaque jour le corps de celle qui inspira votre passion. Quant à ce que fera le roi, en regard de cela, c’est de peu d’importance !

Puis, d’un geste d’une grande violence, il jeta la statuette contre le sol de marbre où elle se brisa.

Le long rapport de Jérôme de Galand partit le jour même avec quelques preuves et le roi le lut à la nuit, jetant un regard navré sur les têtes des malheureuses en leurs bocaux.

Il envoya un billet, à l’aube, après qu’il eut réfléchi de longues heures :

Monsieur le général de police, cher Galand

Mon oncle est de sang royal, frère du défunt roi mon père. Je ne puis lui prendre la vie, ni lui organiser procès qui serait déshonneur pour tout le royaume.

Mais il sera durement châtié.

Louis, roi de France.

Le lendemain, 15 octobre, le général de police Jérôme de Galand reçut la royale réponse.

Il passa son habit noir qu’il fit brosser, se fit raser de près, coiffa son chapeau noir à plume noire et se rendit au petit cimetière des Foulards Rouges. Enfin, devant la tombe de madame de Montjouvent, le chef de la police se tira une balle dans la tête.

Le 16, c’est-à-dire le lendemain, les trois Foulards Rouges assistèrent à son enterrement. Le comte de Nissac avait fait élargir la fosse de madame de Montjouvent et plaça le cercueil de son ami au côté de celui de la femme qu’il avait aimée.

Les deux croix, voisines, se touchaient.

Le roi de France envoya des dizaines de bouquets de lys qui contrastaient en un effet heureux avec les huit écharpes de soie rouge qui flottaient gracieusement au vent.

Le comte de Nissac, les barons de Fervac et de Florenty, une fois les honneurs rendus, rengainèrent leurs épées.

Puis ils se regardèrent.

Ce fut Florenty, en sa simplicité, qui résuma la pensée de tous en disant :

— Nos femmes nous attendent depuis bien longtemps… J’aimerais rentrer chez nous !…

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